Kampuchéa, « roman sans fiction » de Patrick Deville, est l'un des meilleurs livres de cette rentrée. Ce serait justice qu'un grand prix couronne ce récit sublime et foisonnant.
Une chronique de Frédérique Bréhaut
Saviez-vous que l’histoire contemporaine du Cambodge passe par " La Petite Vache" un troquet de Paris où se retrouvaient à la fin du XIXe siècle explorateurs et rêveurs de tous acabits ? Que bien avant l’extase d’André Malraux, on doit à Henri Mouhot la découverte des temples d’Angkor ? Et que nombre de cadres khmers rouges avaient suivi leurs humanités à la Sorbonne ?
Combustion des méridiens
Nomade par nature, Patrick Deville attiré par l’ancienne Kampuchéa (nom khmer du Cambodge) débarque à l’ouverture du procès de Douch, avant de prendre la tangente, laissant l’ex-tortionnaire de Pol Pot à la litanie judiciaire. « C’est assez vite emmerdant, ces exposés qui n’en finissent pas, les auditions qui se répètent, les témoignages qui se recoupent. C’est admirable aussi. Cette dilatation du temps. Un ou deux millions de disparus au Cambodge en moins de quatre ans. Toutes ces années pour juger cinq personnes ».
Ce que Deville sait de l’histoire contemporaine du Cambodge (et il en sait beaucoup) infuse au-delà de Phnom-Penh. L’écrivain s’esquive donc pour rejoindre ses héros préférés, ces hommes aux destins boiteux, inachevés. « J’aimerais mettre en perspective le procès des khmers rouges dans une durée moyenne, sur un siècle et demi, depuis que Mouhot, courant derrière un papillon s’est cogné la tête, a levé les yeux, découvert les temples d’Angkor ».
Cette année 1860 devient son "année zéro", repère chronologique d’une histoire cambodgienne jamais très éloignée de la France. Au rythme d’un sampan sur le Mékong, il ramène dans ses filets l’aventure de Garnier et Lagrée qui depuis leurs canonnières cartographient le fleuve ou celle d’Auguste Pavie, dont les rêves nés à une table de "La Petite Vache" s’incarnent dans l’extension française en Indochine.
Entre le procès de Douch et la légende de Mayrena, le Toulounais mégalo devenu roi, Patrick Deville emprunte les chemins de traverse. Il croque avec la même agilité le passage d’un talapoin et la cruauté des khmers, chauve-souris têtues vêtues de pyjamas noirs. Conrad, Loti et Graham Green offrent leur escorte à cette lecture de l’histoire qui a le don de rapprocher les destins en une fascinante combustion des méridiens.
« Kampuchéa » de Patrick Deville. Seuil. 255 pages. 20 €.